La revue de cette semaine sera centrée sur l’eG8, le forum international (24-25 mai) en marge du G8 consacré à la régulation d’Internet.
Qu’est-ce que l’eG8 ? L’eG8 est un forum international dédié à Internet, c’est-à-dire une réunion de différentes personnes venant du monde entier, compétentes dans le domaine d’Internet et des nouvelles technologies. Le but d’un tel forum est de discuter des grands problèmes relatifs à la régulation d’Internet, en prenant en compte différents points de vue (politique, économique, social, juridique, etc.).
Qui était présent à l’eG8 ? Étaient présents les représentants de grandes entreprises comme Facebook ou Google, les représentants d’ayants droit, le pouvoir exécutif (président de la République et ministres), des personnes renommées dans le monde d’Internet comme John Perry Barlow, des représentants d’associations de défense des internautes (EFF, La Quadrature, etc.).
Problématique, louanges et critiques. On ne peut que louer, a priori, l’initiative française d’organiser un sommet international dédié à Internet. En effet, d’un côté le réseau est mondial et les grands opérateurs fournissant leurs services dans une multitude de pays et, de l’autre côté, la plupart des législations et des réglementations applicables dans le monde virtuel demeurent de source et de portée nationales. Discuter afin de comprendre ce qui se fait ailleurs et d’adapter en fonction de cela ses propres initiatives est donc une bonne chose. Cela étant dit, un tel sommet soulève aussi des craintes. Pourquoi, en effet, se réunir si ce n’est pour trouver des solutions communes ou coordonnées aux problèmes qui se posent ? La crainte majeure des associations de défense des droits des internautes est donc que l’eG8 tourne au complot, en quelque sorte, entre les dirigeants politiques et les grandes entreprises, afin d’imposer la surveillance des internautes et le contrôle des contenus du réseau.
La Quadrature du Net qualifie l’eG8 «d’écran de fumée derrière lequel se cache une inquiétante alliance de gouvernements cherchant à contrôler Internet et de quelques entreprises qui tirent profit des restrictions aux libertés en ligne». Il est vrai que certains faits peuvent le laisser penser. D’abord, il y a une certaine forme de rhétorique employée de manière récurrente par le pouvoir exécutif français : l’on parle de «civiliser» Internet (ce que l’on peut comprendre comme un synonyme de «coloniser», en imposant certaines valeurs occidentales), car le réseau peut véhiculer «le mal» (concept moral totalement ajuridique). Ensuite, il y a les dernières lois françaises, notamment Hadopi et Loppsi, qui vont clairement dans le sens de la prévention et de la répression, c’est-à-dire de la restriction (légitime ou non, ce n’est pas la question à ce stade) des libertés individuelles. Enfin et surtout la crainte que les opérateurs privés participent volontiers à la limitation des droits des internautes, en collaborant avec les gouvernements : l’exemple de l’entreprise américaine Cisco accusée d’avoir favorisé la répression politique en Chine est significatif.
Mais tout n’est pas aussi noir. La rhétorique de la «responsabilisation» remplace celle de la «civilisation». Il s’agit là d’un concept juridique (et philosophique) très important : lorsqu’on est libre d’agir, il faut ensuite assumer ses actes et en répondre lorsqu’ils causent préjudice à autrui. «Responsabiliser» les opérateurs et les internautes n’est donc pas, a priori, une mauvaise idée. Le problème devient alors politique, puisque si l’on est libre et responsable, l’on doit faire des choix. L’exemple topique est celui de la transparence. D’un côté, la transparence la plus totale dans l’expression peut causer préjudice à autrui, en violant notamment le droit à la vie privée et les droits de propriété intellectuelle. D’un autre côté, à trop vouloir protéger ces droits, l’on restreint la liberté d’expression et l’on tombe rapidement dans la censure. Tout est donc une question de dosage.
Mais le bon dosage ne peut être trouvé, s’agissant d’Internet. Quoi que l’on fasse, il y aura trop de restrictions d’un côté ou de l’autre de la balance, selon que l’on adopte l’un ou l’autre des points de vue antagonistes (partisans de la liberté d’expression / partisans de la protection de la vie privée, par exemple). Pour autant, ce n’est pas une raison pour ne rien faire, car de telles divergences ont existé de tout temps, et le droit a dû faire avec elles. L’originalité du problème réside dans la dimension internationale d’Internet qui rend largement inopérantes les initiatives nationales et appelle des solutions internationales. L’exemple de l’affaire DSK, dont nous parlions la semaine dernière, l’illustre parfaitement : le débat vie privée et présomption d’innocence contre liberté d’expression existe depuis fort depuis longtemps, tant en France qu’aux États-Unis, mais la balance ne penche pas du même côté pour les Européens et pour les Américains ; lorsque le litige est interne, il peut tout simplement être tranché selon les valeurs locales ; en revanche, Internet étant mondial, ces réponses nationales entrent forcément en collision les unes avec les autres.
Cela étant dit, il reste permis de critiquer l’organisation de l’eG8, qui révèle certaines priorités de ses organisateurs. La CNIL, par exemple, n’a pas été invitée, contrairement à certaines grandes sociétés dont le modèle économique est fondé sur le traitement des données personnelles des internautes. Ensuite, le débat a été largement centré sur les questions de propriété intellectuelle, la loi française Hadopi étant présenté comme un exemple. Un tel exemple est-il pertinent ? Pour ceux qui l’invoquent, il n’est certainement ; mais d’autres voix se sont fait entendre, comme celle de John Perry Barlow qui milite pour la liberté de circulation de la culture, ou celle du célèbre juriste américain Lawrence Lessig pour qui le système Hadopi n’a pas d’avenir. Enfin et surtout, d’aucuns déplorent la sous-représentation de la société civile (i.e. les organismes de défense des droits des internautes) au sommet, en comparaison avec les gouvernements, les ayants droit et les industriels sur-représentés. Reprenant le slogan de Google, «Do No Harm» («ne pas nuire»), les représentants de la société civile militent pour un Internet neutre et ouvert, loin de l’Internet fermé, destiné à protéger les intérêts des industriels, qu’ils dénoncent.
Dans ce contexte, la définition du principe de «neutralité du Net» s’annonce comme la prochaine grande bataille du droit des nouvelles technologies…