Une nouvelle affaire domine cette semaine l’actualité technologique sur le Web. Elle a trait au principe de neutralité du Net, mais elle est d’un genre nouveau. Il s’agit d’une bataille à trois protagonistes, tous «intermédiaires» : Orange, Cogent et Megaupload.
Décrivons d’abord l’origine du contentieux. Megaupload est un site hébergeant des fichiers mis en ligne par les internautes, et permettant à d’autres internautes de télécharger ces fichiers. Les internautes peuvent télécharger gratuitement, à bas débit, ou payer un abonnement à Megaupload et bénéficier d’un débit maximal (c’est-à-dire théoriquement égal au débit maximal de leur connexion). Le problème est que les abonnés du fournisseur d’accès Orange ne bénéficient presque jamais du débit maximal de leur ligne lorsqu’il téléchargent des fichiers hébergés par Megaupload. Il est même fréquent que la vitesse de téléchargement ne change pas, que l’internaute utilise la formule gratuite ou la formule payante de Megaupload. Ce dernier a donc accusé le FAI français de brider le débit des échanges avec son site. Orange s’est défendu en impliquant le troisième protagoniste de notre histoire : Cogent. Cogent est un intermédiaire technique pur et dur, qui permet aux opérateurs d’utiliser les «tuyaux» (techniquement, en fibre optique ; v. la carte du réseau Cogent) et leur garantit une certaine bande passante. L’interaction des trois opérateurs est illustrée par le schéma suivant :
[caption id=»attachment_228» align=»aligncenter» width=»300» caption=»Répartition des rôles Orange/Cogent/Megaupload Cliquez pour agrandir»][/caption]
Lorsqu’un internaute télécharge un fichier hébergé par Megaupload, les trois opérateurs interviennent dans la détermination du débit :
- Megaupload achète de la bande passante à Cogent. Le débit dépend donc 1) de la capacité d'émission de Megaupload ; 2) de la bande passante achetée par Megaupload à Cogent.
- Cogent achemine les données. Le débit dépend donc de la bande passante qu'il utilise pour acheminer les données de Megaupload à Orange.
- Les données originaires de Megaupload et acheminées par Cogent parviennent à Orange. Le débit dépend donc 1) de la bande passante allouée par Orange à la réception des données transmises par Cogent ; 2) de la bande passante allouée par Orange à la transmission de ces données à ses clients.
Il suffit qu’un des trois intervenants limite la bande passante pour que l’internaute constate une baisse du débit. Dans le cas de l’affaire Megaupload, la question qui se pose est celle de savoir lequel des trois opérateurs limite la bande passante. Et bien sûr, ils ne sont pas d’accord entre eux, chacun accusant l’autre.
C’est Megaupload qui a lancé l’offensive, dirigée contre Orange, en affichant sur son site un message à l’attention des clients du FAI :
<blockquote>Il est probable que votre fournisseur Internet restreigne intentionnellement votre accès à des parties importantes de l’Internet! Nos statistiques de réclamations indiquent que la plupart des utilisateurs qui ont ce problème ont accès à l’Internet via France Télécom, souvent sous la marque «Orange».
Si vous êtes concerné, veuillez appeler le service d’assistance téléphonique Orange au 3900 et dites-leur que vous ne pouvez vous connecter aux sites hébergés sur Cogent et TATA. Dites-leur également que vous envisagez de passer à un fournisseur Internet avec une excellente connectivité mondiale, tel que SFR ou Iliad (free.fr, Alice). Si vous êtes impatient et que vous avez besoin d’un bon service immédiatement, envisagez de changer votre fournisseur pour l’un d’entre eux, et assurez-vous de dire à Orange la raison de cette décision de résilier votre ligne!</i>
</blockquote>
La réponse du FAI français ne s’est pas fait attendre : Orange ne comprend pas pourquoi Megaupload a subitement décidé de faire parvenir aux internautes un tel message, d’autant que celui-ci a rapidement été retiré. Orange et Megaupload sont en contact permanent afin d’offrir le meilleur service possible. Toutefois, s’il est vrai que le débit est parfois assez lent, cela est dû, selon Orange, à l’affluence des internautes aux heures de pointe. Toujours selon Orange, le même problème existerait également chez d’autres FAI, peut être dans une moindre mesure du fait de leur nombre moins important de clients. Enfin, l’essentiel de l’argumentation d’Orange consiste à se défausser sur Megaupload qui devrait, selon le FAI français, mettre à niveau son infrastructure afin de fournir un service correct à tous ses clients. On perçoit dès lors plus aisément ce qui semble être, à ce stade, le cœur du problème : Orange ou Megaupload ou les deux opérateurs devraient réaliser des dépenses importantes pour améliorer leurs services, et aucun des deux ne veut payer.
C’est là une question importante qui se pose dans le cadre du débat sur la neutralité du net : qui doit payer ? Est-ce l’intermédiaire technique fournissant un accès à l’internaute qui doit permettre à celui-ci, en échange du paiement d’un abonnement, d’avoir accès à plein débit et sans aucune restriction à l’ensemble de la Toile ? Ou bien, est-ce l’opérateur fournissant du contenu aux internautes qui doit s’assurer que ce contenu parvient à ses destinataires dans de bonnes conditions ? Le site PCInpact rapporte le témoignage d’un opérateur anonyme : le fournisseur de bande passante de Megaupload ne ferait aucun effort pour assurer un bon transit des données des États-Unis et de Hong-Kong vers l’Europe, préférant laisser à Orange le soin d’aller chercher le contenu, en quelque sorte, là où il se trouve pour le ramener en Europe. La question «les bits sont-ils quérables ou portables ?» devra être tranchée dans le cadre du débat sur la neutralité du Net, car les deux positions sont a priori valables.
Suite de l’affaire, et intervention du troisième opérateur, Cogent. Celui-ci accuse à son tour Orange : l’opérateur français refuserait depuis des années d’augmenter la capacité de sa bande passante, jusqu’à provoquer intentionnellement ou par négligence une situation de congestion du réseau. Dès lors, on comprend mieux pourquoi MegaUpload a subitement décidé d’afficher le message cité plus haut aux abonnés Orange. Comme le révèle une interview du porte-parole de Megaupload dans Le Point, le but de ce message est de faire pression sur Orange afin d’aider Cogent dans ses négociations avec le FAI français. Cogent n’avait aucun moyen de pression sur Orange, car il ne pouvait atteindre directement ses clients. Megaupload, au contraire, peut les atteindre en leur faisant parvenir des messages.
En conséquence, Megaupload a décidé de mettre à nouveau le message en ligne. L’opérateur continue de soutenir que le problème vient d’Orange, qui refuse d’augmenter sa capacité de connexion à l’infrastructure Cogent (qui sert approximativement 17% d’Internet et plus d’un milliard d’internautes).
Pendant qu’Orange continue de pointer Cogent du doigt, ce dernier publie une réponse cinglante aux accusations du FAI français. Pour Cogent, le problème de débit vient non d’une négligence d’Orange mais d’un refus de négocier. Et ce refus trouverait une explication économique très simple : Orange revêt la double casquette d’intermédiaire technique et de fournisseur de contenu ; le FAI privilégierait donc les contenus qu’il fournit lui-même au détriment des contenus fournis par d’autres opérateurs. Selon Cogent, «France Telecom s’exprime volontiers publiquement sur la congestion des réseaux, mais force est de constater que lorsqu’il s’agit de fournir à ses clients des flux de données de plusieurs mégabits pour ses propres services (vidéo à la demande), cette prétendue congestion ne semble pas poser de problèmes…». On le voit, très clairement, le principe de neutralité du Net doit intégrer certaines règles du droit de la concurrence afin d’éviter pratiques déloyales et abus de position dominante.
L’affaire Orange/Cogent/Megaupload se fait de plus en plus importante (alors qu’elle n’est pourtant pas nouvelle). Aux trois intervenants initiaux, se rajouteront probablement d’autres opérateurs et régulateurs. Le PDG de Cogent appelle Google à le rejoindre dans la bataille contre Orange. Il indique en effet, dans une interview au Point, qu’Orange bride volontairement le débit avec Cogent afin de pousser les opérateurs à recourir aux services de sa filiale OpenTransit, concurrente direct de Cogent sur le marché international. Il s’agirait, selon lui, d’une sorte de «taxe» (illégale, car issue d’une pratique de concurrence déloyale) imposée par Orange aux fournisseurs de contenu : «Google, par exemple, paie la filiale de France Télécom, OpenTransit, pour que YouTube soit pleinement accessible aux abonnés d’Orange !».
Cette affaire, aussi obscure qu’elle soit (car l’on ne sait toujours pas qui dit vrai, dans tout cela), met en lumière certaines questions auxquelles le principe de neutralité du Net devra répondre :
- Qui doit supporter le coût de l'acheminement des données : le destinataire ou l'émetteur ? Ce coût peut-il être partagé ?
- Quelles règles doivent s'imposer à un fournisseur d'accès (intermédiaire technique) qui veut également fournir du contenu, afin qu'il ne soit pas en mesure d'exercer des pratiques déloyales à l'encontre de ses concurrents ?
- Comment s'assurer qu'un fournisseur d'accès qui fournit également de la bande passante ne privilégie pas les sites qu'il sert au détriment de ceux servis par d'autres fournisseurs de bande passante ?
- Comment garantir la "véritable" neutralité du transit, indépendamment de son émetteur (p.ex. Megaupload), de son destinataire (p. ex. le client d'Orange) et des intermédiaires qui disposent des "tuyaux" (p. ex. Cogent et OpenTransit) ?
- Pourquoi l'ARCEP n'est-elle pas intervenue ? Comment devrait-elle intervenir ? De même, au niveau européen pour la Commission européenne (et notamment la "DG Comp" en charge des questions de concurrence). N'est-il pas nécessaire de s'entendre, au niveau mondial, pour régler ces questions ?
- etc... (v. dans les semaines à venir, les suites de cette affaire)