Décidément, les terroristes semblent parvenir bien aisément à leurs fins. Il ne s’agit pas, bien entendu, de tuer des gens : ce n’est qu’un moyen. Il s’agit plutôt d’insuffler une terreur à laquelle nous répondons par des mesures liberticides mettant en péril notre société démocratique. Aux États-Unis, les attentats du 11 septembre donnèrent lieu, sous l’ère G.W. Bush, à des guerres, à Guantanamo, à des lois telles que le PATRIOT Act. En France, il semblerait que les attentats de janvier 2015 incitent nos dirigeants à renforcer la surveillance des internautes et le contrôle des contenus sur Internet, au détriment du droit au respect de la vie privée et de la liberté d’expression.
Bernard Cazeneuve a présenté, au 7ème forum international de la cybersécurité, un plan de lutte numérique contre le terrorisme. Les mesures sont nombreuses. Il est bien légitime de former les forces de l’ordre pour mieux prévenir et réprimer les conduites illicites en ligne, de même que l’on ne trouvera rien à redire au renforcement de la sécurité des systèmes de l’information. On approuvera également la proposition de Christiane Taubira d’ériger l’intention raciste en circonstance aggravante et de faire entrer les diffamation et injures à caractère raciste dans le code pénal (aujourd’hui réprimés par la loi du 29 juillet 1881). En revanche, les mesures de filtrage et de blocage administratifs –c’est-à-dire sans l’intervention de l’autorité judiciaire– sont inquiétantes.
Déjà, la loi de programmation militaire de 2013 et la loi de lutte contre le terrorisme du 13 novembre 2014 ont permis à l’administration de prendre des mesures de surveillance et de blocage sans intervention du juge. Désormais, le gouvernement songe à étendre ces mesures aux contenus racistes ou incitant à la haine raciale, comme l’a annoncé Harlem Désir à l’ONU. Après avoir lu l’excellent rapport d’Isabelle Falque-Pierrotin sur la lutte contre le racisme sur Internet, on peut s’interroger sur la pertinence du blocage administratif des contenus racistes. En effet, il apparaît que de tels contenus sont très nombreux : des petites remarques, bêtes et méchantes, des blagues, des mots dont on ne comprend tout simplement pas le sens ou dont on ne mesure pas la portée (que l’on songe à la pâtisserie appelée «tête de nègre» et à la fameuse scène pleine d’humour du film Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?)… mais le problème ne relève-t-il pas ici plus de l’éducation et de la morale que du droit ? Si blocage il y a, seuls devraient être bloqués les contenus qui incitent à la haine raciale, de manière active, qui endoctrinent, qui font l’apologie du terrorisme, bref qui sont volontairement mis en ligne pour entretenir ou concrétiser le racisme. La distinction entre ces deux types de contenus est tellement malaisée qu’elle devrait être laissée à l’appréciation des juges du fond.
En somme, la gravité de l’atteinte au droit protégé doit être appréciée et mise en balance avec la liberté d’expression. C’est bien ce que disait le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 mars 2011 sur la LOPPSI. La députée Isabelle Attard le rappelle : le blocage administratif est une mesure qui doit rester exceptionnelle, parce qu’elle entre «contradiction totale avec les principes démocratiques de séparation des pouvoirs et de procédure judiciaire contradictoire» et qu’elle limite l’un de nos droits les plus fondamentaux, la liberté d’expression.
En pratique, la surveillance systématique de tout contenu publié sur Internet est une tâche colossale ; l’administration française n’a pas les moyens de la mettre en œuvre. Permettre à l’administration d’enjoindre les hébergeurs et les FAI de bloquer certains sites placés sur une liste noire ne suffit donc pas : il faut que les opérateurs privés de l’économie numérique, en particulier les réseaux sociaux, participent à la surveillance et à la répression. Le rôle de régulateurs des intermédiaires est donc clairement appelé à s’étendre. Le corollaire de cette extension est l’aggravation des sanctions contre les intermédiaires défaillants ou qui ne joueraient pas le jeu. Mais l’intermédiaire technique est un opérateur privé ; il n’est pas l’administration, il n’est pas un juge. Dès lors, il sera aisément tenté de bloquer des contenus de manière préventive afin d’échapper à d’éventuelles sanctions. La logique est simple : pour se protéger, «mieux vaut un contenu licite bloqué qu’un contenu illicite diffusé». L’expression «mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison» est ici tristement renversée.
Cela ne suffit toujours pas : certains contenus sont chiffrés. L’on ne peut accéder à ces contenus sans posséder la clé permettant de les déchiffrer ; il est donc impossible de les contrôler a priori. Dès lors, que faire ? Le premier ministre britannique David Cameron propose de rendre illégal tout moyen de communication chiffré et Gilles de Kerchove, coordinateur de la lutte contre le terrorisme pour l’U.E. abonde dans le même sens. En France, Manuel Valls souhaite renforcer les moyens de surveillance d’Internet. Là encore, il conviendra de soulever la question de l’autorité, judiciaire ou administrative, qui sera dotée du pouvoir d’ordonner les mesures de surveillance. Il faudra également, selon le juge antiterroriste Marc Trévidic, éviter le système américain aboutissant à accumuler les informations sans pour autant avoir les moyens de les exploiter.
Pour terminer sur une note positive, réjouissons-nous que la proposition stupide d’incriminer la consultation de sites terroristes (amendement 16 et amendement 25 à la loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012) n’ait pas refait surface, après avoir été enterrée par l’Assemblée nationale en 2012.
Six Vision
La liberté d’expression face à la liberté de religion
Depuis l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, la question des limites à la liberté d’expression est revenue à l’ordre du jour. Ce journal, connu pour ses caricatures créant polémique, abuse-t-il de la liberté d’expression ? Cette liberté est protégée par la Constitution et par des conventions internationales, notamment au niveau européen par la CEDH (article 10), au même titre que la liberté de pensée, de conscience et de religion (article 9). Ces deux droits peuvent entrer en conflit et il incombe alors au juge de déterminer quelle liberté primera sur l’autre.
On le sait, l’article 10 de la Convention EDH protège la liberté d’expression alors que c’est l’article 9 de la même convention qui régit la liberté de religion. Lorsque les deux libertés sont au même rang, comment résoudre un conflit ? Les articles de la Convention EDH encadrent ces libertés qui ne sont pas absolues ; l’injure et la diffamation religieuses sont sanctionnées. La Convention laisse une certaine marge de manœuvre aux États qui n’ont pas nécessairement les mêmes approches des religions. Cependant, la Cour opère tout de même un contrôle de nécessité et de proportionnalité.
La plainte du maire de Paris contre Fox News
Anne Hidalgo, maire de Paris souhaite dans les prochains jours, porter plainte contre la notoire chaîne d’information américaine Fox News pour des propos qui auraient été tenus sur Paris à la suite des attentats. En effet, la chaîne a présenté certains quartiers de la capitale comme «très dangereux» interdites aux non-musulmans («no-go zones»), vision considérée comme erronée par Mme Hidalgo. Celle-ci déclare que l’annonce de Fox News aurait «nui à l’image, en colportant des informations qui sont mensongères».
Attentats de Charlie Hebdo : la liberté d’expression française au coeur de l’actualité
Peut-on parler de «liberté d’expression à deux vitesses» ?
Selon Manuels Valls, «la liberté d’expression, c’est de pouvoir dire qu’on est Charlie ou qu’on ne l’est pas». Cette déclaration a été faite suite au message de l’humoriste Dieudonné se sentant «Charlie Coulibaly». Les caricatures seraient autorisées mais non le fait de se sentir «Charlie Coulibaly» ?
La loi de 1881 sanctionne les atteintes à la liberté d’expression : l’injure, la diffamation, la calomnie, l’incitation à la discrimination, à la haine et à la violence. Il est par exemple possible de caricaturer et critiquer les religions, du moment qu’on n’injurie ou ne provoque pas les croyants.
Quant à l’humour, la jurisprudence française permet le droit «à l’excès, à l’outrance et à la parodie» dans les cas où la finalité est humoristiques. Pour ce qui est des caricatures ou des satires, il revient au juge d’en apprécier le caractère.
Le fait que la justice condamne Dieudonné et non Charlie Hebdo peut donner une (fausse) impression de «liberté d’expression à deux vitesses» alors qu’il s’agit en réalité d’une simple application de la loi : une caricature dans un cas, une diffamation, injure ou provocation à la haine raciale dans l’autre cas.