La Cour de cassation, vieille Dame du Quai de l’Horloge, est née sous l’Ancien régime. Son rôle était alors de sanctionner les juges du royaume (et non leurs arrêts) rendant des décisions contraires aux ordonnances royales. Séduits par sa rhétorique (“casse et annule”), les révolutionnaires décidèrent de maintenir l’institution, au service du pouvoir législatif central. La Cour évolua peu à peu, en conservant ses missions d’unification de la jurisprudence et de contrôle de la légalité (c’est-à-dire de la conformité des décisions rendues par les juges du fond à la loi). Contrairement au Conseil d’Etat qui est à la fois juge de cassation et de pleine juridiction, la Cour de cassation n’a pas pour vocation de connaître du fond des affaires. Elle n’est pas une véritable juridiction mais un organe au service du pouvoir législatif. Les justiciables peinent d’ailleurs à comprendre que la Cour de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction qui pourrait leur donner raison en fin de cause, après une défaite en appel.
C’est dans ce contexte que la Cour de cassation entend se réformer ou, plutôt, se juridictionnaliser. Pour plusieurs raisons, avouées ou inavouées, la Cour souhaite compléter le contrôle traditionnel de légalité par un contrôle de proportionnalité et, ce faisant, devenir une Cour suprême jugeant du fond des affaires qui lui sont soumises.
La raison avouée
La première raison de la juridictionnalisation de la Cour de cassation réside dans le respect des conventions internationales relatives aux droits de l’homme (CEDH, Charte de l’UE, Pactes de l’ONU).
La suprématie des conventions internationales et le contrôle de conventionnalité
Selon l’article 55 de la Constitution, les conventions internationales (ratifiées et sous réserve de réciprocité) sont hiérarchiquement supérieures à la loi. Partant, lorsqu’une loi contredit une règle issue de la convention, cette dernière prévaut et la loi doit être écartée.
Selon la doctrine classique, les droits de l’homme ne s’appliquent pas directement aux litiges entre justiciables. Au contraire, ils sont intégrés dans les lois internes pendant le processus législatif et leur respect est assuré, au cas d’espèce, par l’application de ces lois. Le contrôle de légalité suffirait donc, selon ce point de vue, à garantir le respect des droits de l’homme. Il peut toutefois arriver qu’une loi soit contraire à la Convention, soit parce qu’elle lui est antérieure, soit parce que la contrariété a échappé au législateur. Dans ce cas, le contrôle de légalité de la décision des juges du fond ne suffit plus ; il doit être complété par un contrôle de la conformité de la loi à la Convention. Ce contrôle de conventionnalité de la loi est bien connu en droit français depuis les arrêts Jacques Vabre (Cour de cassation, 1975) et Nicolo (Conseil d’Etat, 1989).
La Cour européenne des droits de l’homme ne se satisfait cependant ni du contrôle de légalité ni du contrôle de conventionnalité de la loi. Lorsqu’une affaire lui est soumise, elle examine le résultat concret de l’application de la loi interne aux faits de l’espèce. Il lui importe peu qu’une juridiction étatique ait jugé la loi nationale conforme à la Convention, dès lors qu’elle peut juger que la Convention a été violée au cas d’espèce et condamner la France pour cette violation.
La Cour de cassation souhaite compléter le contrôle de conventionnalité in abstracto (conformité de la loi à la Convention) par un contrôle in concreto (conformité du résultat de l’application de la loi au cas d’espèce aux exigences de la Convention), afin d’éviter à la France d’être condamnée pour violation de la Convention. Or, c’est ce contrôle in concreto qui impose à la Cour de prendre en considération les faits de l’espèce en excédant son rôle traditionnel de juge de cassation.
Les droits de l’homme n’étant pas hiérarchisés, il n’existe pas de mécanisme permettant de les départager de manière systématique et abstraite. Les conflits entre droits de l’homme sont tranchés au terme d’un raisonnement prenant en compte les circonstances de l’espèce et mettant en balance les droits en conflit. Cette méthode de la mise en balance des intérêts est bien connue des juridictions de common law (“balance of interests”), allemandes, et européennes (CEDH et CJUE). Elle suppose, très schématiquement, que le juge examine, lorsqu’il est porté atteinte à un droit protégé, 1) si cette atteinte est justifiée par la loi (légalité), 2) si elle est nécessaire eu égard au but poursuivi par la loi (nécessité), 3) si le préjudice qui en résulte est proportionné au bénéfice qu’elle procure (proportionnalité). En se réformant, la Cour de cassation souhaite adopter elle aussi cette méthode.
Un exemple de contrôle de proportionnalité
L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 4 décembre 2013 (pourvoi n°12-26.066) illustre ce raisonnement. Il s’agissait dans cette affaire d’un mariage entre alliés, prohibé par l’article 161 du Code civil (inceste). Pour la Cour, l’annulation (anéantissement rétroactif) du mariage, qui aurait remis en cause vingt ans de vie commune, aurait été contraire à l’article 8 CEDH qui consacre le droit à la vie privée et familiale. Le bénéfice procuré à la société par l’annulation du mariage aurait été trop faible par rapport au préjudice causé à la vie privée et familiale des époux. La Cour décida donc d’écarter la règle de prescription trentenaire de l’action en nullité du mariage (article 184 du Code civil) et jugea que le mariage ayant duré vingt ans, il ne pouvait plus être annulé.
Les auteurs de la tribune reprochent à la Cour de cassation d’abandonner son rôle de juge du droit et d’agent unificateur de la jurisprudence.
Le désordre dans la jurisprudence
Il est vrai que le contrôle de proportionnalité mis en oeuvre dans l’arrêt précité est source d’incertitude quant à la durée nécessaire pour qu’un mariage incestueux échappe à la nullité. La loi fixe cette durée à trente ans, mais la Cour a écarté la loi au motif que vingt ans suffisent pour qu’une annulation soit une ingérence injustifiée dans la vie privée et familiale des époux. Quinze ans auraient-ils été suffisants ? Et dix ans ? La Cour ne donne aucune indication aux juges du fond. Une cour d’appel pourrait juger que quinze ans suffisent, une autre exiger une durée minimale de vingt ans… Cette incertitude est intrinsèque au contrôle de proportionnalité puisque celui-ci repose sur les faits et que les faits sont, par hypothèse, différents dans chaque espèce. L’insécurité juridique est accrue corrélativement à l’équité.
Le spectre de l’équité
Il ne faut toutefois pas se méprendre sur l’objet du contrôle de proportionnalité : ce ne sont pas des faits mais des règles de droit qui sont confrontées aux droits de l’homme. Le contrôle dont il est ici question n’est pas de même nature que, par exemple, celui de la proportionnalité de la peine en matière criminelle ou que celui de la proportionnalité de l’engagement de la caution à ses biens et revenus en matière civile. Les faits sont pris en considération, mais il ne sont pas l’objet du contrôle. La Cour de cassation n’entend donc pas se substituer aux juges du fond en menant ses propres investigations. Elle n’entend pas non plus juger en équité, ce qui supposerait de ne prendre en considération que les faits à l’exclusion du droit.
L’éviction du contrôle de légalité
Il est également vrai que le contrôle de proportionnalité remplace, lorsqu’il est mis en oeuvre, le contrôle de légalité. La cour d’appel avait fait une exacte application de la règle du Code civil prohibant les mariages entre alliés ; le contrôle de légalité aurait donc dû conduire au rejet du pourvoi. Seul le contrôle de proportionnalité a permis à la Cour de casser l’arrêt d’appel.
En revanche, il est inexact de dire que la Cour de cassation abandonne le contrôle de légalité. Que la Cour décide de mettre en oeuvre un contrôle de proportionnalité ne signifie pas qu’elle cesse de contrôler la conformité des décisions qui lui sont soumises à la loi. Si la Cour d’appel avait violé la loi, son arrêt aurait pu être cassé au terme d’un contrôle de légalité, sans qu’il soit besoin de procéder à un contrôle de proportionnalité.
Les opposants à la réforme avancent que les droits de l’homme ont aujourd’hui une telle amplitude qu’il est possible de rattacher n’importe quelle situation à l’un d’entre eux. Il en concluent que toute situation peut être analysée au moyen du principe de proportionnalité et que, de ce fait, le contrôle de légalité devient inutile. Toutefois, le contrôle de proportionnalité n’est qu’une étape du contrôle de conventionnalité décrit plus haut, au même titre que le contrôle de légalité. En d’autres termes, ce n’est que dans le cas où l’atteinte aux droits de l’homme est prévue par la loi (légalité) et qu’elle est nécessaire eu égard à l’objectif poursuivi par la loi (nécessité) que sa proportionnalité doit être analysée. Lorsqu’une cour d’appel viole une loi conforme à la Convention, sa décision encourt la cassation au terme du seul contrôle de légalité. Le contrôle de proportionnalité n’exclut donc pas la cassation pour violation de la loi, puisqu’il n’est véritablement utile que lorsque la loi n’a pas été violée.
La place que prendra le contrôle de proportionnalité aux côtés du contrôle de légalité dépend en grande partie des moyens invoqués par les auteurs des pourvois. Si ceux-ci abandonnent les moyens fondés sur l’illégalité pour n’invoquer que l’atteinte disproportionnée aux droits de l’homme, le contrôle de légalité reculera face au contrôle de proportionnalité. Mais pourquoi feraient-ils cela ? La tendance actuelle des avocats (aux Conseils comme à la Cour) est plutôt de “faire feu de tout bois” en invoquant tous les moyens susceptibles de prospérer, afin de se prémunir contre une action en responsabilité professionnelle d’un client mécontent d’avoir perdu son procès. S’il existe un moyen fondé sur l’illégalité, il est donc probable qu’il sera soulevé. Et si la cassation est encourue sur ce moyen, la Cour pourra se dispenser d’examiner les autres moyens, notamment ceux fondés sur le principe de proportionnalité.
L’usurpation du pouvoir législatif
Les adversaires de la réforme affirment par ailleurs que la Cour s’attribue un pouvoir normatif qui est l’apanage du législateur. Il n’en est rien car le contrôle de proportionnalité n’emporte aucune généralisation. Il débouche sur l’éviction d’une règle de droit au cas d’espèce, et non sur l’entrée en vigueur d’une règle nouvelle applicable à l’ensemble des litiges. A cet égard, le contrôle traditionnel de légalité est plus proche de l’exercice d’un pouvoir législatif que le contrôle de proportionnalité, puisque contrôler la conformité d’un jugement à la loi suppose parfois d’interpréter celle-ci et, partant, de créer une règle de droit nouvelle. Il est également curieux et pour le moins contradictoire de reprocher simultanément à la Cour de briser l’unité de la jurisprudence sur le territoire et de créer des lois, qui sont par définition abstraites, générales et impersonnelles.
Le filtrage des pourvois
Le contrôle de proportionnalité n’est qu’un aspect de la réforme de la Cour de cassation. Un autre aspect réside dans le filtrage des pourvois, qui se justifie par la nécessité nouvelle de mener une analyse approfondie (en droit et en faits) des arrêts déférés. Les auteurs de la tribune s’opposent au filtrage, au motif qu’il serait générateur de dénis de justice. Or, la Cour rend aujourd’hui environ 30% d’arrêts de cassation, 40% d’arrêts de rejet motivés et 30% d’arrêt de rejet non spécialement motivés. Il y a donc déjà une certaine forme de filtrage qui s’opère par la motivation plus ou moins étendue des décisions. Le filtrage n’a (évidemment) pas pour but de permettre à un arrêt d’appel d’échapper demain à une cassation aujourd’hui encourue, mais d’éliminer plus efficacement les pourvois qui n’ont pas vocation à prospérer, qu’ils soient irrecevables ou fondés sur des moyens dépourvus de sérieux.
Quant au droit fondamental au procès équitable, il est déjà garanti par le double degré de juridiction (première instance et appel), si bien que l’article 6 CEDH n’impose pas d’admettre en toutes circonstances un pourvoi en cassation (Levages c. France, 23 octobre 1996). En revanche, selon la Cour de Strasbourg, “seul mérite l’appellation de « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction” et “pour qu’un « tribunal » puisse décider d’une contestation sur des droits et obligations de caractère civil en conformité avec l’article 6 § 1, il faut qu’il ait compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi” (Chevrol c. France, 13 février 2003, n°76 et 77). La prise en compte des faits par la Cour de cassation, lors du contrôle de proportionnalité, fait donc d’elle un véritable tribunal au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
La raison inavouée
Une raison inavouée à la réforme de la Cour de cassation demeure cependant dans la volonté de cette dernière de regagner le terrain perdu, dans l’ordre interne, face au Conseil constitutionnel. Depuis l’instauration du mécanisme de “Question Prioritaire de Constitutionnalité” (QPC), les justiciables peuvent contester la conformité des lois en vigueur à la Constitution. Le Conseil constitutionnel s’est reconnu un très large pouvoir, en acceptant de contrôler la conformité à la Constitution de l’interprétation que fait la Cour de cassation des lois. Or, le bloc interne de constitutionnalité protège les droits de l’homme de manière concurrente aux conventions internationales.
En réalisant un contrôle de conventionnalité, la Cour de cassation supprime le besoin de formuler des QPC ; elle regagne donc sa souveraineté interne face au Conseil constitutionnel, tout en se soumettant dans l’ordre international à la Cour Européenne des Droits de l’Homme et à la Cour de Justice de l’Union Européenne. C’est peut être dans cette soumission qu’il faut rechercher la raison (inavouée) pour laquelle la réforme de la Cour de cassation suscite tant de polémiques…