Les choix par défaut, opérés par les concepteurs d’un logiciel, peuvent avoir des conséquences très importantes. On est trop souvent habitué, en tant qu’utilisateur, à la complexité de l’informatique ; aussi, l’on évite à tout point de rendre les choses encore plus complexes et l’on fait confiance aux experts, les inventeurs du logiciel, pour faire certains choix. Mais à éviter quelques efforts, l’on y perd beaucoup.
Lanier (1) explique le syndrome du lock-in technologique : tout un système fondé sur quelques paradigmes, dont on se rend compte qu’ils mériteraient de changer, mais qui ne peuvent changer sans détruire la cohérence du système. L’exemple topique est celui du paradigme du fichier. En raison d’un choix opéré il y a quelques décennies, toute l’informatique actuelle est fondée sur cette notion qui régit des éléments très différents comme des textes, des images, ou des sons.
Les conséquences du phénomène de lock-in au niveau paradigmatique sont difficilement perceptible dans toute leur ampleur et, en tout état de cause, ne peuvent qu’être subies par l’utilisateur. En revanche, l’utilisateur peut combattre très simplement la tendance au lock-in qui se révèle parfois lors de l’utilisation des logiciels. Quelques exemples permettent de comprendre à la fois le danger du lock-in et la stratégie pour le combattre.
Premier exemple : Microsoft Internet Explorer
Il fut un temps où Netscape était le navigateur Web le plus utilisé dans le monde. Lorsque Microsoft décida de se lancer dans le marché des navigateurs, il attaqua Netscape de front en s’appuyant sur l’énorme part de marché de Windows dans le domaine de l’informatique bureautique. La société américaine intégra ainsi son navigateur, Internet Explorer, dans Windows et configura le système d’exploitation pour utiliser ce navigateur par défaut. L’utilisateur moyen constata que son ordinateur était livré avec un logiciel permettant de naviguer sur le Web, et s’en contenta. Netscape mourut rapidement et Internet Explorer domina le marché des navigateurs pendant de nombreuses années. Internet Explorer 6 était un mauvais logiciel, peu respectueux des standards et peu sécurisé, qui n’évolua pas pendant des années, mais qui fit pourtant long feu. Les conséquences de son utilisation massive et prolongée furent terribles : de nombreux sites Web volontairement mal réalisés, pour être compatible avec un navigateur défectueux, et des milliers d’ordinateurs infectés de virus à cause des nombreuses failles d’Internet Explorer. Les versions subséquentes d’Internet Explorer améliorèrent le logiciel, mais c’est bien pour éviter une répétition de l’histoire que les autorités européenne imposèrent à Microsoft de ne plus configurer Windows pour utiliser Internet Explorer par défaut et d’offrir aux utilisateurs la possibilité d’installer les principaux navigateurs concurrents. En somme, Internet Explorer n’était pas un mauvais logiciel lors de sa création, mais son installation comme navigateur par défaut de Windows et sa stagnation pendant des années eurent des conséquences extrêmement néfastes sur le Web.
Deuxième exemple : Times New Roman
Il existe des articles, des rapports, des mémoires et des thèses, des brochures, des livres, etc., qui doivent obligatoirement être rédigés avec la police Times New Roman. Le choix s’impose à l’auteur : il doit utiliser cette police, car tous les autres auteurs l’utilisent dans de pareilles circonstances. Certes, exiger l’utilisation d’une police unique permet de maintenir la cohérence d’une publication ou d’une collection. Mais pourquoi Times New Roman et non, par exemple, Garamond ? Parce que Microsoft a choisi pendant des années Times New Roman comme police par défaut de tout document vierge dans Word, et que ce logiciel domine depuis toujours le marché des traitements de texte. Microsoft aurait tout aussi bien pu choisir Garamond et les thuriféraires du Times New Roman seraient aujourd’hui ses contempteurs. On remarquera d’ailleurs que Garamond eût été un choix plus avisé, car la police Times fut conçue pour l’impression sur du papier journal, de mauvaise qualité, et non pour une lecture à l’écran ou pour une impression sur du papier de haute qualité. Quoi qu’il en soit, un choix était nécessaire, et ses conséquences prirent une ampleur démesurée, parce que des générations d’utilisateurs ne se donnèrent pas la peine de recherche une police mieux adaptée à leurs besoins.
Troisième exemple : Google
La position dominante de Google sur le marché des moteurs de recherche, et son quasi-monopole de la publicité en ligne, sont aujourd’hui connus de tous. Les causes de cette situation le sont moins. Il est indéniable que la qualité des logiciels de Google y a pris une grande part, mais elle n’en est pas la raison exclusive. L’autre raison est le choix opéré par les éditeurs de navigateurs d’inclure Google comme moteur de recherche par défaut dans leur champ de recherche (habituellement situé en haut à droite de la fenêtre). Nombreux sont ainsi les utilisateurs qui ont fait de Google leur point d’entrée sur le Web : Google trouve n’importe quelle information et, s’il ne la trouve pas, c’est qu’elle n’existe pas ; Google remplace les signets ; Google permet de gagner du temps pour aller sur un site dont on connaît pourtant l’adresse exacte (on tapera «ma banque» dans le champ de recherche de Google plutôt que www.mabanque.fr dans le champ d’adresse du navigateur). Fort de sa position dominante sur le marché de la recherche en ligne, Google a pu consolider sa position de publicitaire en intégrant son système de «liens sponsorisés» aux résultats de recherche. Les dangers de ce lock-in sont évidents (2) : si Google devient l’intermédiaire exclusif et omnipotent entre l’utilisateur et les informations qu’il peut obtenir en ligne, il peut contrôler et façonner la pensée de ce dernier en l’orientant vers certains documents plutôt que d’autres.
Quatrième exemple : les formats de fichier, le format .doc
Le format .doc est devenu un standard de fait : c’est le format par défaut de Word, le traitement de texte le plus utilisé. Mais c’est un format fermé, quel seul Word peut lire et écrire de façon convenable. Les autres logiciels de traitement de texte le comprennent mal ou ne le comprennent pas. Envoyer des fichiers .doc à quelqu’un, c’est donc supposer que cette personne a acheté Word, ou la contraindre à le faire. Pourtant, il suffit de quelques clics de souris pour choisir un autre format, lors du premier enregistrement d’un document. Les formats RTF et HTML, en particulier, sont ouverts et parfaitement interprétés sur de multiples plateformes par de nombreux logiciels, commerciaux ou gratuits, libres ou fermés. Le format .doc est pris en exemple (3), mais le problème est identique pour tous les formats de fichier (d’autant plus que, on l’a vu, l’informatique moderne est fondée sur le paradigme du fichier !).
Ces quatre exemples montrent que les choix réalisés par les concepteurs d’un logiciel pour en simplifier l’usage, ou le rendre plus agréable à certains utilisateurs, peuvent avoir de lourdes conséquences. S’il existe un choix par défaut, c’est qu’il existe, par hypothèse, d’autres choix possibles. Si les éditeurs d’un logiciel ont permis ces autres choix, c’est qu’ils ont estimé qu’ils conviendraient mieux à certaines circonstances ou qu’ils plairaient mieux à certains utilisateurs. On commet donc une erreur en acceptant les choix par défaut sans jamais les remettre en question. Et cette erreur ne relève pas de la responsabilité des informaticiens. Ceux-ci offrent souvent une liberté que l’utilisateur ignore ou rejette par commodité. Mais à force de rejet, cette liberté s’étiole. Le choix par défaut devient un standard de fait, incontournable même s’il est hautement contestable. Il devient alors une prison pour l’utilisateur, qui devra obligatoirement acheter une licence d’utilisation de Word pour échanger des fichiers au format .doc. Il remodèle l’environnement plutôt que de s’y adapter, comme en témoignent les nombreux sites Web volontairement défectueux afin d’être compatibles avec Internet Explorer. En d’autres termes, le choix par défaut qui devait être un bienfait cause finalement un grave préjudice.
Une fois réalisé, le lock-in peut difficilement être combattu. En tout cas, le vaincre nécessite bien souvent l’intervention d’une force plus puissante que celle de l’individu isolé (la Commission européenne, par exemple, dans le cas d’Internet Explorer). Il est néanmoins possible d’éviter le lock-in, avant qu’il se forme, en refusant d’accepter aveuglément les choix par défaut réalisés par les concepteurs d’un logiciel. Le plus difficile est de changer d’état d’esprit, et d’acquérir celui de la critique et du refus. Une fois cette étape franchie, tout devient plus simple : il suffit de se demander, lorsqu’un logiciel fait telle chose de telle manière, s’il n’existe pas une autre façon de faire qui serait, en l’occurrence, plus efficace, plus pratique ou mieux adaptées à certaines contraintes que l’on subit. Par exemple, si un document doit être imprimé sur un papier de haute qualité, on évitera d’utiliser la police Times. Si le document doit être envoyé à un utilisateur qui ne possède pas Word, on évitera de l’enregistrer dans le format .doc. Si l’on doit se rendre fréquemment sur le site Web de sa banque, il est plus pratique de créer un signet accessible en un clic que de taper, à chaque visite, le nom de la société dans le champ de recherche de Google.
Conclusion :
- Avant de choisir un logiciel, il faut se demander s'il convient vraiment à l'usage que l'on veut en faire. On envisagera ainsi, plutôt que Word, LaTeX pour un document universitaire ou InDesign pour une brochure.
- Avant de commencer à utiliser un nouveau logiciel, il faut jeter un rapide coup d'oeil à ses préférences (dans le menu Édition sous Windows et dans le menu portant le nom du logiciel sur Mac) pour savoir que différentes options sont possible, même si on laisse en l'état la plupart des choix par défaut.
- Pendant l'utilisation d'un logiciel on se demandera, dans la mesure du possible, quelles peuvent être les conséquences des habitudes que l'on prend. On réalisera alors, par exemple, qu'il suffit de deux clics lors de l'enregistrement d'un fichier .doc illisible (ou difficilement lisible) pour ceux qui n'ont pas Word en un document RTF ou HTML lisible par de nombreux logiciels sur différentes plateformes.
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(1) Jaron Lanier, You are not a gadget, A. Knopf ed. (New York, 2010)
(2) Voir aussi : Google : lisez la page 2 (Valhalla.fr)
(3) Voir aussi : OpenDocument et l’interopérabilité des formats (Valhalla.fr)