Cet article n’a pas de but précis. Il s’agit seulement d’une préparation, qui organise des idées et tend à répondre à certaines questions. La réflexion est purement subjective, il n’y a rien de certain dans ce qui suit. La thème de la discussion pourrait être formulé ainsi: en quoi la connaissance d’un droit étranger est-elle profitable à un juriste français ? ou encore: quels sont les éléments nécessaire à la comparaison des droits ?
En quoi la connaissance d’un droit étranger peut être profitable à un juriste français ? Il faut d’abord se demander: quel droit étranger ? Si le juriste français, avocat par exemple, doit traiter d’un litige qui sera jugé en Espagne, il lui faut connaître le droit espagnol. La connaissance du droit espagnol lui apporte deux choses: d’une part, objectivement, les règles de droit qui seront appliquées par le juge ; d’autre part, subjectivement, le fonctionnement du système juridique espagnol. Entre l’Espagne et la France, il n’y a pas de réelle différence juridique. Les systèmes sont grosso modo les mêmes. Il sont en tout cas basés sur la tradition romaniste, et sur le droit continental ou “droit civil”.
De ce postulat de départ suivent deux étapes nécessaires: premièrement la détermination du champ de réflexion, deuxièmement la justification de ce choix.
L’analyse portera sur les deux grandes traditions qui s’opposent au niveau mondial: le droit civil ou “continental”, issu de la tradition romaniste, appliqué dans les pays européens et dans bon nombre d’autre pays du monde de culture et d’Histoire différentes, par exemple le Japon ; et le “common law” appliqué au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Inde, etc. Seront exclues de l’analyse les différences et similitudes entre les différents droits continentaux, et entre les différents common law.
Cette séparation se justifie par le fait que le juriste est influencé par la sphère dans laquelle il évolue. C’est toute la problématique du droit comparé. Par exemple, en France, on sépare le droit public du droit privé, dans les études et dans la pratique. Les étudiants doivent choisir de se spécialiser en droit public (administratif, constitutionnel, pénal, etc.) ou en droit privé (civil, commercial, social, etc.) dès la maîtrise, et jusqu’à l’agrégation. En pratique, on distingue trois grands ordres juridictionnels: constitutionnel, administratif et judiciaire. Les deux premiers sont de droit public, avec à leur tête une institution déterminée, respectivement le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’Etat. L’ordre juridictionnel judiciaire est, quant à lui, dominé par la Cour de cassation. La véritable dualité historique se situe entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat. A l’inverse, dans les pays de Common Law, il existe une seule Cour suprême, par exemple la House Of Lords au Royaume-Uni, et la Supreme Court aux USA. Elles connaissent aussi bien des cas de droit public que de droit privé. Il n’y a même pas de distinction nette. Certes le droit des contrats est distingué du droit constitutionnel, mais cette distinction s’estompe dans la pratique. Dans l’affaire du Salpêtre (1606), la House Of Lords a décidé que le Roi ne pouvait pas installer une extraction minière sur un domaine privé. Le Roi est autant soumis au Droit que ses sujets. En France, l’Etat peut exproprier. Il s’agit d’une décision administrative, même si celle-ci est soumise à des conditions très strictes et à un contrôle juridictionnel.
Il existe d’autres différences entre ces deux systèmes juridiques. Le droit français est basé sur les textes. La vérité vient du texte. Le texte est exhaustif. Les ordres juridiques sont nécessairement complets, il ne peuvent souffrir d’aucune lacune. Le texte se suffit à lui même. Ainsi, Justinien, l’Empereur romain qui a, pour la première fois, codifié le droit dans le célèbre Digeste, a interdit que ce dernier soit commenté. De même, Napoléon s’est désolé de voir que les articles du Code Civil de 1804 avaient très tôt fait l’objet de commentaires. Selon notre conception du Droit, le texte qu’il soit légal ou réglementaire énonce une vérité. Elle n’est peut être pas juste, mais elle doit être acceptée en soi. Le travail du juriste consiste à identifier le texte qui s’applique au cas qui lui est présenté. Dès qu’il a réussi cette identification, il tient la solution. C’est ainsi qu’est caractérisé le droit français, héritier du droit romain et d’une longue tradition romaniste.
Cette vision est, à mon sens, simpliste. Idéalement, la norme juridique est simple et générale. Elle peut être comprise par tous. Cela justifie l’adage selon lequel nul n’est censé ignorer la loi. Mais les lois, à notre époque, sont loin d’être parfaites. Il y a beaucoup de lois, la plupart ne sont même pas appliquées. L’évolution constante de la société entraîne une complexification du Droit. La norme doit être générale pour couvrir un grand nombre de cas d’espèce. Mais certains cas doivent faire l’objet d’une dérogation. La norme dérogatoire doit également être générale de manière à englober tous les cas qui seront soumis à cette dérogation. Les lois interfèrent les unes avec les autres, elles se complètent, se contredisent, s’excluent. Le système est devenu trop complèxe pour être compris par un non initié. En outre, le législateur n’est pas une image abstraite: ce sont des hommes. Ceux-ci ne peuvent pas connaître le système en son entier et les lois qu’ils promulguent ne peuvent tenir compte de tous les cas d’interférence possibles avec les lois déjà en vigueur. Il y aura toujours des cas problématiques. Dès lors, il devient nécessaire d’interpréter la loi qui ne peut plus être comprise telle quelle, le texte ne se suffisant plus à lui-même.
La Cour de cassation intervient à ce stade. Elle définit une jurisprudence, c’est-à-dire l’interprétation qui doit prévaloir, l’interprétation qui, si certaines circonstances sont réunies, doit être appliquée. Son rôle s’étend: elle devient législateur, elle fait du Droit. L’article 1384 CC en est une belle démonstration: les rédacteurs du Code Civil avaient élaboré cet article en guise d’introduction aux articles suivants, sans l’intention de poser par ce biais aucun principe général. La Cour en a déduit le régime de la responsabilité du fait de choses, de manière totalement autonome. Et les arrêts “Jand’heur”, “Cadé”, “Franck”, “Blieck” sont devenus parmi les plus célèbres de sa jurisprudence. En outre, la Cour de cassation n’hésite pas à sortir du champ de la jurisprudence praeter legem pour entrer dans celui de la jurisprudence contra legem. La loi dit blanc, la jurisprudence dit noir, alors même que le texte ne souffrait aucune interprétation possible. Il s’agit tout simplement d’une dénaturation institutionnalisée de la Loi, mais une telle dénaturation est parfois nécessaire pour assurer la Justice.
Le Common Law est différent. Le principe général est qu’il n’y a pas de texte légal ou réglementaire pour résoudre un litige. C’est le juge qui devra comparer les faits d’espèce avec les faits décrits dans une jurisprudence antérieure, et si ceux-ci correspondent, rendre une décision dans le même sens. Il s’agit de la méthode du “précédent”. Elle permet de ne pas se limiter au cadre restrictif du texte, et de rendre une décision juste au cas par cas. Plus de justice et moins de sécurité juridique, en somme. Une des décisions les plus célèbres de la House Of Lords est sans doute “Donoghue vs. Stevenson” (1932). Cette décision pose le fondement du “tort of negligence”, l’équivalent de la responsabilité civile de notre article 1382. Un produit défectueux avait été ingéré, un dommage en était résulté. Dans une décision postérieure, le produit défectueux n’avait pas été ingéré: il s’agissait de la teinture des habits qui avait provoqué des lésions épidermiques. Les juges ont dû décider s’il y avait analogie entre ces deux cas. S’il y a analogie, malgré la différence soulignée, le demandeur est indemnisé. S’il n’y a pas analogie, le demandeur est débouté. Le travail de l’avocat consiste à présenter au juge les jurisprudences antérieures, le juge se limitant à accepter ou refuser l’analogie.
Il est donc admis que les deux grands systèmes qui font l’objet de cette étude fonctionnent de manière radicalement différente. Le premier se fonde sur des textes qui préexistent au litige, alors que le second est basé sur les faits qui entourent chaque litige. Les anglais, par exemple, n’ont pas besoin de texte. L’absence de loi n’est pas ressentie comme un manque. Pour le juriste français, s’il n’y a pas de texte, il n’y a pas de Droit, seulement du Fait. Le juriste français considérera donc le Common Law comme étant, à première vue, lacunaire. Bien entendu, il n’est est rien et le but du comparatiste n’est pas d’établir qu’un système est meilleur qu’un autre.
Le comparatiste doit comprendre les deux Droits. Mais il est impossible de comprendre un Droit sans connaître la société qu’il régit, ainsi que l’Histoire de cette société. Par exemple, la notion de “home” n’existe pas en droit français. Ce n’est ni le “foyer”, ni la “maison”. C’est, en quelque sorte, l’espace intime de chaque personne, sa sphère privée. Ainsi, il a été dit que “An englishman’s home is his castle” (Entick vs. Carrington, 1765). Au 17e siècle, en Angleterre, le meurtre dans le cadre de la légitime défense était puni par l’expropriation de tous les biens meubles du coupable. Dans l’affaire Semayne, un intrus avait pénétré dans la maison d’un anglais. L’anglais avait répondu en tuant l’intrus. Les juges ont considéré qu’il s’agissait d’une légitime défense, non pas de sa personne, mais de son “home”. L’anglais ne fut pas exproprié de ses biens meubles, le “home” étant plus précieux encore que sa propre vie. Une telle solution est inconcevable en droit français: il n’y a pas de légitime défense si l’attaque n’est pas dirigée vers la personne. La défense doit être proportionnée à l’attaque subie pour être légitime et exonérée.
Le même problème se pose à l’heure de traduire le Droit. Le mot anglais “contract” peut-il être traduit par “contrat” ? Il le sera nécessairement, car il faut bien choisir un mot, dans notre langue, qui équivaut au mot employé dans la langue d’origine. La difficulté réside dans le choix du meilleur mot, celui qui aura le sens le plus proche du mot d’origine. Objectivement, un contrat crée des droits et des obligations. Cette définition est vraie autant en droit français qu’en common law. On pourrait donc traduire “contract” par “contrat”. Mais le “contrat” français est basé sur la notion d’autonomie de la volonté, expression du consensualisme. Les parties au contrat se mettent d’accord pour s’engager réciproquement (s’il s’agit d’un contrat synallagmatique). A l’inverse, les parties au “contract” dans les pays de common law sont perçues comme des adversaires. Là où le droit français cherche l’équilibre entre les parties, le common law admet comme postulat de départ qu’un tel équilibre est impossible. Les conséquences sont importantes. Par exemple, la notion de bonne foi, omniprésente en droit français des obligations, n’existe pas en common law. De ce point de vue, subjectivement, le mot “contract” ne peut plus être traduit par “contrat”. La traduction est la recherche de l’image la plus juste qu’entrevoit dans son esprit le lecteur d’un mot. Le comparatiste doit intégrer ces données à l’heure de traduire un texte juridique, et au delà du sens premier des mots, chercher quelle image se formera dans l’esprit de ses lecteurs. Si le lecteur du texte d’origine voit la même image que le lecteur du texte traduit, le pari est gagné.
Comparer deux droits, c’est donc avant tout comparer deux sociétés, deux Histoires, deux langues, deux conceptions différentes de la vie. Le comparatiste ne peut pas faire abstraction du contexte dans lequel le Droit est créé.