COMMENTAIRE de l’arrêt CEDH Kress c/ France du 7 juin 2001
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L’arrêt Kress était attendu avec impatience par le Conseil d’Etat pour savoir si la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) allait remettre en cause l’institution de commissaire du gouvernement en appliquant sa jurisprudence traditionnelle sur l’interprétation de l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme à la lumière de la « théorie de l’apparence ».
Marlène Kress est une citoyenne française née en 1941 à Strasbourg. En 1986 elle subit une intervention chirurgicale suite à laquelle elle fut victime d’accidents vasculaires qui entraînèrent une invalidité physique évaluée à 90%, et d’une brûlure à l’épaule causée par le renversement d’un liquide bouillant. Le médecin expert nommé par le tribunal administratif de Strasbourg conclut à l’absence d’erreur médicale. En 1987, Mme. Kress introduisit un recours devant le tribunal administratif pour l’indemnisation de son préjudice. Le tribunal rendit son jugement en 1991, n’indemnisant que le dommage résultant de la brûlure. Mme. Kress fit appel de cette décision devant la cour d’appel administrative de Nancy en 1993 ; le recours fut rejeté et la requérante forma un pourvoi devant le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi le 30 juillet 1997.
Mme. Kress, ayant épuisé toutes les voies de droit internes, amena l’affaire devant la CEDH. Elle invoqua pour cela quatre moyens sur le fondement de l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme visant à montrer que la procédure devant le Conseil d’Etat n’offrait pas les garanties suffisantes au respect des principes d’impartialité, du contradictoire et de l’égalité des armes. Premièrement, les conclusions du commissaire du gouvernement du Conseil d’Etat ne lui ont pas été communiquées préalablement. Deuxièmement, l’opportunité de répondre aux conclusions du commissaire du gouvernement ne lui a pas été offerte. Troisièmement, le commissaire du gouvernement, s’étant prononcé pour le rejet du pourvoi, s’est retiré avec les autres juges et a participé aux délibérés avec la possibilité de défendre sa thèse dans le secret et à l’abris du principe du contradictoire. Quatrièmement, la longueur de la procédure (plus de 10 ans) est excessive.
La requérante s’appuie sur l’article 6§1 établissant que « Toute personne a droit à ce que sa cause doit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ». Cet article ne faisant nullement mention du contentieux administratif, il était légitime de se demander dans quelle mesure la CEDH allait appliquer sa jurisprudence traditionnelle en l’espèce.
La jurisprudence de la CEDH trouve son fondement dans la « théorie de l’apparence » (ou « des apparences ») selon laquelle le principe d’impartialité est poussé à son extrême. Est impartial le tribunal qui non seulement ne manifeste aucun parti pris (impartialité subjective) et offre toutes les garanties procédurales (impartialité objective), mais ne laisse en outre aucun doute quant à son impartialité, même en apparence. La théorie de l’apparence peut donc être résumée par l’adage anglais « justice is not only to be done, but to be seen to be done ».
La CEDH a posé les bases de la jurisprudence sur la théorie de l’apparence dans deux grands arrêts : l’arrêt « Borgers c/ Belgique » du 30 octobre 1991, et l’arrêt « Vermeulen c/ Belgique » du 20 février 1996. Le premier s’appliquait au procureur général dans un procès pénal, et le second à l’avocat général dans un procès civil. Si l’arrêt « Kress c/ France » du 7 juin 2001 marque l’application de la jurisprudence de la théorie de l’apparence à la juridiction administrative, cette application n’est-elle pas néanmoins moins rigoureuse que dans les affaires précédentes ? Ne condamnant pas la France sur les deux premiers moyens, la CEDH n’a pas rejeté tous lesarguments présentés par le Conseil d’Etat (I) et a assoupli sa jurisprudence traditionnelle (II).
I - Les arguments du Conseil d’Etat pour sauvegarder l’institution de commissaire du gouvernement
Le Conseil d’Etat est une institution séculaire, créée il y a plus d’un siècle et dont l’influence sur le droit français a été depuis lors considérable. Il fut le moteur de la construction de la juridiction administrative, de sa spécificité et de son autonomie par rapport au droit commun. En droit administratif comme dans aucune autre branche du droit, l’influence de la jurisprudence sur la création des normes a été prépondérante puisque devant l’insuffisance de l’intervention du législateur dans ce domaine, le Conseil d’Etat a dû fixer les grandes règles et poser les principes, notamment les « principes généraux du droit », qui encadrent l’action de l’administration. Si les juges administratifs sont tellement attachés à l’institution du commissaire du gouvernement, c’est que ses conclusions ont bien souvent permis au Conseil d’Etat de développer et de moderniser sa jurisprudence tout en conservant sa cohérence. On ne peut par exemple nier l’importance du « Code Romieu » ou des conclusions de Léon Blum posant les bases du principe de mutabilité du contrat administratif. Il est donc naturel que la France soutienne devant la CEDH que le rôle du commissaire du gouvernement, spécificité du contentieux administratif français (A), ne méconnaît pas les principes du contradictoire et de l’égalité des armes (B).
A - L’institution de commissaire de gouvernement est une spécificité française…
Le Conseil d’Etat se trouvait déjà menacé avant l’arrêt Kress par l’évolution de la jurisprudence de la CEDH consacrant la théorie de l’apparence et imposant son respect devant les juridictions pénales et civiles. Il a ainsi pu mettre au point par anticipation les arguments à opposer à la Cour européenne dans l’arrêt « Esclatine » du 29 juillet 1998. La France a repris ces arguments dans l’affaire Kress et les a invoqués devant la CEDH, après avoir rappelé à la Cour que la spécificité du contentieux administratif, du Conseil d’Etat français, et de l’institution du commissaire du gouvernement faisait obstacle à l’application de sa jurisprudence habituelle.
1 - Légitimation historique et spécificité du contentieux administratif français.
L’argumentation de la France suit deux étapes. Dans un premier temps, il est rappelé à la Cour que le Conseil d’Etat est une institution séculaire à laquelle les français sont habitués et qui est sans aucun doute indispensable à la bonne marche de la justice. Dans un second temps, la France soutient que la jurisprudence de la CEDH n’a encore jamais été appliquée dans le même contexte que celui de l’affaire Kress ; et qu’elle ne serait de toute façon pas applicable au Conseil d’Etat français eu égard à sa spécificité.
Le Conseil d’Etat est l’organe suprême de la juridiction administrative française, il apparut en 1799 dans l’article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII. Il est évident que cette institution séculaire est bien ancrée dans le système juridique français, et son importance, comme celle de ses commissaires du gouvernement déjà évoquée, n’est plus à remettre en question. C’est justement parce que le Conseil d’Etat est le garant du contrôle du pouvoir juridictionnel sur le pouvoir exécutif, concrétisant ainsi le principe de séparation des pouvoirs énoncé par Montesquieu et ayant servi de base à l’organisation politique de l’Etat français depuis la Révolution de 1789, qu’il n’est pas concevable que l’impartialité du commissaire du gouvernement, non pas en tant que personne physique mais en tant qu’institution, soit mise en doute.
La jurisprudence de la CEDH consacrant la théorie de l’apparence n’avait, avant l’arrêt Kress, jamais été appliquée à une juridiction administrative. En effet, la CEDH rappelle elle-même que l’« arrêt Borgers (…) concernait le rôle de l’avocat général devant la Cour de cassation dans une procédure pénale » et que l’arrêt « Vermeulen » avait « trait à des procédures civiles ou à connotation civile ». Il existe donc une différence substantielle entre ces arrêts et l’arrêt Kress, car premièrement les juridictions judiciaires ne sont pas comparables aux juridictions administratives, et deuxièmement la nature organique et le rôle du commissaire du gouvernement dans un contentieux administratif sont très différents du rôle et de la nature organique de l’avocat général dans un procès civil et du procureur général dans un procès pénal.
La juridiction administrative présente une particularité dans sa nature même qui la rend différente des juridictions judiciaires. Le contentieux attribué à la juridiction administrative implique des personnes publiques, des administrations. Il serait dans ce contexte inconcevable que le commissaire du gouvernement, à l’instar d’un procureur, soit partie à la procédure et prenne position en tant que tel pour l’une ou l’autre des thèses présentées au tribunal. Mais le commissaire du gouvernement n’est « pas partie à la procédure, ni l’adversaire de quiconque », son rôle se limite à agir « dans l’intérêt général ou pour assurer l’unité de la jurisprudence ».
D’un point de vue fonctionnel, le commissaire du gouvernement est donc différent de l’avocat général ou du procureur général. Il en découle que la jurisprudence traditionnelle de la CEDH n’est pas automatiquement applicable à cette institution. Mais la France ne se limite pas à cette argumentation, elle affirme également que le commissaire du gouvernement est spécifique d’un point de vue organique ou statutaire : il est un juge à part entière.
2 - Le commissaire du gouvernement est un juge à part entière.
Le commissaire du gouvernement est un conseiller d’Etat. Or, un conseiller d’Etat peut être juge dans une affaire et commissaire du gouvernement dans une autre. Il n’existe en effet dans la juridiction administrative française « aucune distinction entre siège et parquet », et le commissaire du gouvernement se trouve dans la même situation que le magistrat rapporteur, « sauf qu’il s’exprime publiquement mais ne vote pas ».
Les juges chargés de rendre l’arrêt ne peuvent pas faire part de leur opinion publiquement et plus généralement en dehors de leurs délibérés. Ces délibérés doivent obligatoirement rester secrets, ce qui est une condition nécessaire au maintient du principe d’impartialité. S’il est impossible de savoir qu’un juge est favorable au rejet d’un pourvoi, il est impossible de l’influencer pour l’amener à accepter ou rejeter ce pourvoi. Par conséquent si les juges votant la décision finale de la Cour n’ont pas le droit de révéler hors délibérations leur opinion sur l’affaire, à l’inverse le commissaire du gouvernement, puisque son rôle consiste justement à exposer publiquement sa thèse, ne doit pas pouvoir voter la décision du tribunal.
Partant du postulat selon lequel le commissaire du gouvernement est un juge à part entière, la France soutient dans une interprétation audacieuse de l’arrêt « Vermeulen » de la CEDH rendu le 20 février 1996, que dès lors que le respect du principe du contradictoire ne concerne que les « pièces ou observations » présentées au juge par une partie ou par un tiers à l’exclusion de celles présentées par un autre membre de la collégialité, cette jurisprudence ne s’applique pas à lui. L’argument du Conseil d’Etat présenté dans l’arrêt « Esclatine » du 29 juillet 1998 selon lequel le commissaire du gouvernement « participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre » et que « l’exercice de cette fonction n’est pas soumis au principe du contradictoire applicable à l’instruction » est donc ici repris par la France devant la CEDH.
La spécificité tant « organique que fonctionnelle » de l’institution du commissaire du gouvernement sert donc de base à l’argumentation générale de la France devant la CEDH tendant à montrer que la jurisprudence habituelle de la Cour européenne n’était pas applicable en l’espèce. Cette argumentation se poursuit ensuite pour contrer les deux moyens présentés devant la Cour selon lesquels les parties n’ont pas eu connaissance des conclusions du commissaire du gouvernement, et n’ont pas pu y répondre, et pour montrer que l’institution ne va à l’encontre ni du principe d’égalité des armes ni du principe du contradictoire.
B - …qui ne va pas à l’encontre des principes du contradictoire et de l’égalité des armes
Parmi les quatre moyens présentés à la Cour par la requérante Mme. Kress, figurent les moyens selon lesquels la procédure devant le Conseil d’Etat va à l’encontre du principe d’égalité des armes car les conclusions du commissaire du gouvernement ne lui ont pas été communiquées avant la décision du tribunal, et à l’encontre du principe du contradictoire car, n’ayant pas eu connaissance de ces conclusions, elle n’a pu leur opposer aucun argument.
1 - Le respect du principe d’égalité des armes.
Le principe d’égalité des armes suppose que le « traitement » réservé aux parties ne sera pas inégalitaire, que les mêmes « armes » seront données aux parties pour se défendre.
En l’espèce, Mme. Kress soutenait devant la Cour qu’elle n’avait pas pu prendre connaissance des conclusions du commissaire du gouvernement, et que de ce fait elle était privée d’une opportunité de se défendre ; en découle selon elle une violation du principe d’égalité des armes. En outre, la CEDH avait établi dans l’arrêt Vermeulen rendu en 1996 que le droit à un procès équitable « implique en principe la faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendre connaissance de toutes pièces ou observations présentées au juge, même par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision, et de la discuter ».
Le contre-argument avancé par la France pour faire échec au moyen est qu’il n’y a pas violation du principe d’égalité des armes dès lors qu’aucune des parties à l’instance n’a connaissance préalable des conclusions du commissaire du gouvernement. Il s’agit encore une fois d’une idée développée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Esclatine de 1998 : « Pas plus que la note du rapporteur ou le projet de décision, les conclusions du commissaire du gouvernement –qui peuvent d’ailleurs ne pas être écrites- n’ont à faire l’objet d’une communication préalable aux parties, lesquelles n’ont pas davantage à être invitées à y répondre ».
2 - Le respect du principe du contradictoire.
Pour la France, s’il est légitime que les parties n’aient pas connaissance préalable des conclusions du commissaire du gouvernement, il est logique qu’elles ne puissent pas y répondre. Cependant, dans la mesure où les conclusions du commissaire du gouvernement sont orientées vers le rejet ou l’acceptation du pourvoi, c’est-à-dire en faveur d’une partie et en défaveur de l’autre, le fait que les parties n’aient pas l’opportunité de présenter leurs arguments en réponse à ces conclusions constitue une violation du principe du contradictoire. C’est sur ce raisonnement, développé par la CEDH dans les arrêts Borgers et Vermeulen, que s’appuie Mme. Kress.
Le principe du contradictoire implique que chaque partie puisse présenter ses arguments en réponse à chaque argument avancé contre elle par la partie adverse. En l’espèce, Mme. Kress aurait du pouvoir « parler en dernier » et répondre aux conclusions du commissaire du gouvernement.
La France estime néanmoins que la procédure devant le Conseil d’Etat offre une possibilité aux parties de répondre aux conclusions du commissaire du gouvernement. Les parties peuvent en effet déposer une note en délibérés, écrit contenant leurs observations en réponse aux conclusions et qui doit être pris en compte par les juges. Mme. Kress a d’ailleurs fait usage de ce droit. De plus, la procédure offre une autre garantie du principe du contradictoire puisque dès lors que le commissaire du gouvernement invoque oralement pendant l’audience un moyen non soulevé par les parties, le président de la formation de jugement pourra ajourner l’audience pour permettre aux parties de préparer leur défense. Pour ces raisons, la France soutient que la procédure devant le Conseil d’Etat offre des garanties suffisantes et ne va pas à l’encontre du principe du contradictoire.
La France, après avoir exposé les raisons pour lesquelles elle estimait que les jurisprudences Borgers et Vermeulen de la CEDH n’étaient pas applicables en l’espèce, a démontré que la procédure devant le Conseil d’Etat et l’institution de commissaire du gouvernement ne contrevenaient pas aux principes de l’égalité des parties et du contradictoire. Cette double argumentation ne convainquit cependant pas totalement la CEDH qui fit une fois de plus application de sa théorie de l’apparence.
II - Une application assouplie de la théorie de l’apparence par la Cour
La CEDH n’a pas totalement accepté l’argumentation de la France en défense de l’institution de commissaire du gouvernement. En effet, elle applique une fois de plus la théorie de l’apparence pour exiger de la France que l’impartialité dans le contentieux administratif soit garantie de manière absolue, c’est-à-dire non seulement objectivement mais aussi dans les apparences. Néanmoins, il est possible de considérer que la solution adoptée par la CEDH est, en un certain sens, complaisante à l’égard du Conseil d’Etat. C’est peut-être parce qu’elle ne pouvait pas, selon l’avis de certains commentateurs de cet arrêt, maintenir une jurisprudence si ferme et avec de telles implications contre le Conseil d’Etat français, au risque d’atteindre cette institution dans son essence même, sans perdre sa légitimité. Toujours est-il que la Cour a fait preuve d’indulgence, car bien qu’elle rejette sur le de fondement la théorie de l’apparence certains des arguments avancés par la France (A), elle assouplit sa jurisprudence traditionnelle en ne faisant pas une application démesurée de cette théorie (B).
A - Une application de la théorie des apparences conforme à la jurisprudence antérieure.
Tout comme l’argumentation de la France qui suivait deux étapes, premièrement la jurisprudence classique de la CEDH n’est pas applicable au Conseil d’Etat eu égard à sa spécificité, et deuxièmement la procédure devant le Conseil d’Etat ne va pas à l’encontre des principes du contradictoire et de l’égalité des armes, la réponse de la Cour à ces arguments se déroule en deux temps. Pour pouvoir se prononcer sur les moyens invoqués par Mme. Kress, la Cour démontre que la spécificité du Conseil d’Etat, qui est indéniable, ne fait pas obstacle à l’application de la théorie de l’apparence et de sa jurisprudence Borgers et Vermeulen.
1 - La spécificité du Conseil d’Etat ne fait pas obstacle à l’application de la jurisprudence traditionnelle de la CEDH.
La Cour rappelle avec ironie que tous les pays condamnés par elle sur le fondement de la théorie de l’apparence et en application des jurisprudences Borgers et Vermeulen « se sont attachés à démontrer (…) que, dans leur système juridique, leurs avocats généraux ou procureurs généraux étaient différents du procureur général belge, tant du point de vue organique que fonctionnel », mais que malgré cela elle a toujours préservé la cohérence de sa jurisprudence en appliquant la théorie de l’apparence sans tenir compte de ces différences. Il est donc clair qu’une fois de plus c’est à cette théorie qu’elle aura recours pour condamner la France.
La Cour détruit par une argumentation implacable l’argument français selon lequel le commissaire du gouvernement est un juge à part entière. Le postulat de départ est qu’un véritable juge doit voter aux délibérés : « un juge ne saurait, sauf à se déporter, s’abstenir de voter ». Le commissaire du gouvernement ayant un droit de parole mais pas de vote pendant les délibérés n’est donc pas un véritable juge. En outre, puisque le secret des délibérés est applicable aux juges, il est « difficile d’admettre qu’une partie des juges puisse exprimer publiquement leur opinion et l’autre seulement dans le secret du délibéré ».
Le commissaire du gouvernement n’étant pas considéré comme un véritable juge par la Cour l’argument de la France, selon lequel le principe du contradictoire ne s’applique pas à ses conclusions puisqu’il ne s’applique pas aux « pièces et observations » présentées à un juge par un autre juge, n’est plus acceptable. Le principe du contradictoire doit donc s’appliquer pleinement aux conclusions du commissaire du gouvernement.
2 - L’application de la théorie de l’apparence pour sanctionner la participation du commissaire du gouvernement aux délibérés.
La véritable condamnation de la France pour méconnaissance de l’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme intervient sur la participation du commissaire du gouvernement aux délibérés qui est jugée contraire au principe d’impartialité par la Cour. La CEDH, sans mettre en doute « l’impartialité subjective ou l’indépendance » du commissaire du gouvernement, estime que son rôle au cours de la procédure est de nature à faire naître des doutes sur son impartialité chez « un justiciable non rompu aux arcanes de la justice administrative ».
En effet, le commissaire du gouvernement soutient dans ses conclusions une thèse personnelle, qui n’est pas forcément la thèse du tribunal, mais qui est le plus souvent favorable à une partie et défavorable à l’autre ; il passera donc auprès d’une partie comme un « allié » et comme un « adversaire » auprès de l’autre partie. Le justiciable ayant vu et entendu le commissaire du gouvernement expliquer pourquoi il considérait que son pourvoi devait être rejeté, s’il ne connaît pas le fonctionnement de la justice administrative, peut éprouver un « sentiment d’inégalité » quand il le verra se retirer avec les autres juges pour délibérer. Le commissaire du gouvernement, même s’il ne le fait pas, peut influencer les autres juges pour qu’ils se prononcent en faveur de sa thèse, et cela dans le secret des délibérés à l’abris du principe du contradictoire.
L’institution de commissaire du gouvernement présente donc une « apparence de partialité », et c’est pour cela que la Cour, estimant que « la sensibilité accrue du public aux garanties d’une bonne justice justifiait l’importance croissante attribuée aux apparences », a déclaré qu’il y avait eu violation sur ce point de l’article 6§1 de la Convention.
La CEDH, ne souhaitant pas se heurter de front au Conseil d’Etat en faisant une application trop rigoureuse de sa jurisprudence antérieure n’a cependant pas fait prévaloir la théorie de l’apparence sur tous les arguments présentés par la France. Elle a ainsi assoupli sa jurisprudence en rejetant les moyens selon lesquels la non-communication préalable des conclusions du commissaire du gouvernement et l’impossibilité faite aux parties d’opposer leurs arguments à ces conclusions vont à l’encontre des principes d’égalité des armes et du contradictoire.
B - Un assouplissement de la jurisprudence traditionnelle.
La Cour a fait preuve d’une certaine bienveillance à l’égard du Conseil d’Etat en ne condamnant pas la France sur tous les moyens présentés par Mme. Kress. Pour les moyens précités, elle a en effet estimé que même si la théorie de l’apparence n’était pas respectée, des « garanties procédurales suffisantes » étaient offertes aux parties. La raison de cette décision dépasse cependant la sphère juridique pour entrer dans la sphère politique, puisqu’elle a été adoptée pour ne pas « gommer » les spécificités du commissaire du gouvernement, institution considérée en France comme essentielle.
1 - Le rejet des deux moyens sur la connaissance et le droit de réponse aux conclusions du commissaire du gouvernement.
La Cour accepte l’argument du Conseil d’Etat selon lequel Mme. Kress ne peut invoquer une violation du principe d’égalité des armes du fait de la non-communication des conclusions du commissaire du gouvernement puisque ces conclusions n’ont été communiqués à aucune des parties. Elle a également accepté l’argument selon lequel la note en délibérés que les parties peuvent présenter en réponse aux conclusions est une garantie procédurale suffisante.
Cependant, c’est bien l’existence de ces garanties procédurales qui a déterminé la Cour à rejeter ces moyens, et non pas l’impartialité du commissaire du gouvernement. Si encore une fois son impartialité subjective n’est pas mise en doute, la Cour estime que la théorie de l’apparence n’est pas respectée en ce que la procédure ne donne pas « l’impression » d’offrir toutes les garanties exigibles.
2 - La volonté de la Cour de ne pas dénaturer l’institution du commissaire du gouvernement.
Il est évident que la note en délibérés n’offre pas toutes les garanties exigées par la théorie de l’apparence et ne suffit pas en elle même à garantir le principe du contradictoire, mais comme le soulignent trois juges de la CEDH elle « peut cependant y contribuer ». C’est dans cette optique que l’arrêt Kress a été rendu, puisqu’il apparaît clairement que la Cour a voulu assouplir la jurisprudence Vermeulen afin d’éviter que son strict respect implique, au nom de la théorie de l’apparence, la suppression des spécificités du commissaire du gouvernement.
Une partie de la doctrine interprète ainsi la décision de la CEDH comme un examen « au-delà des apparences » pour que l’idée selon laquelle les tribunaux doivent présenter toutes les garanties nécessaires pour inspirer une entière confiance aux justiciables ne mette pas en péril une organisation juridictionnelle organisée et fonctionnant bien. Une autre partie de la doctrine considère à l’inverse que la Cour a une fois de plus poussé trop loin la théorie de l’apparence, estimant qu’il n’est pas nécessaire de remettre en cause les spécificités nationales dès lors qu’elles « remplissent leurs obligations au regard des exigences conventionnelles ».
Toujours est-il que, même si l’apport de l’arrêt Kress est important puisqu’il conforte les bases d’une jurisprudence bien assise tout en l’assouplissant, il est légitime de se demander s’il produira tous ses effets sur l’organisation de la juridiction administrative, les Etats préférant de manière générale être condamnés et payer des indemnités que changer leurs législations.