Un récent article sur Framablog indique que la ville de Marseille a décidé de revoir la politique d’harmonisation de son parc informatique : suppression des postes clients Apple, et uniformisation de l’installation de Windows Seven. L’OS de Microsoft était en concurrence avec l’OS libre GNU/Linux pour cette uniformisation, et certains arguments ont fait pencher la balance du côté du premier. Cet article analyse les arguments avancés, d’une part pour l’abandon du Mac dans le parc et, d’autre part, en faveur de Windows Seven.
Le poste de travail de demain
La Direction des Systèmes d’Information (DSI) de la ville de Marseille explique son «souci de rationaliser les technologies dont [elle a] la charge ainsi que les évolutions technologiques autour du poste de travail, [la] conduisent à porter une réflexion particulière au poste de travail de demain». L’objectif est donc clairement annoncé : adapter le parc au futur, à l’informatique de demain. Je pense que les arguments avancés en faveur de Windows Seven ne correspondent pas à cet objectif et que le choix est en réalité motivé par un autre objectif.
La première phase dans l’harmonisation du parc est l’abandon des Mac : «en réponse à l’objectif de rationalisation, il a été décidé de mettre fin au déploiement de postes de travail de type Apple».
L’informatique de demain sera très probablement dominée par le cloud computing, c’est-à-dire par la généralisation de l’accès à distance (depuis un poste client) à des applications installées sur un serveur. Pour que la communication entre client et serveur fonctionne, les deux machines doivent parler la même «langue». En matière informatique, cette «langue» se caractérise par l’usage de technologies standardisées. Le meilleur exemple est celui des serveurs Web. Il existe de nombreux logiciels serveur : Apache, lighttpd, ngix, Microsoft IIS, etc. ; et de nombreux clients (les navigateurs) : Microsoft Internet Explorer, Mozilla Firefox, Apple Safari, Google Chrome, Opera, etc. Or, chacun de ces clients peut communiquer avec tous les serveurs. L’internaute peut consulter un site avec IE sur Windows, avec Opera sur Mac ou avec Firefox sur Linux, de la même manière, que ce site repose sur un serveur IIS sous Windows, ngix sous Linux ou Apache sous Mac. La raison est que tous les serveurs et tous les clients parlent la même «langue».
Il en découle que le choix d’un système d’exploitation pour le poste client n’est pas véritablement important, dans le cadre du cloud computing. Ce qui compte, c’est le choix d’une technologie standardisée du côté du serveur, qui lui permet de comprendre et d’être compris par de multiples clients aux configurations différentes. Or, le système d’exploitation d’Apple, Mac OS X, est un système UNIX qui met en oeuvre de nombreuses technologies standardisées. Un poste client Mac est donc totalement interchangeable avec un PC Linux ou Windows. Chacun peut en faire l’expérience : accéder à Gmail, YouTube, Twitter ou Facebook depuis un Mac est exactement la même chose qu’accéder à ces sites depuis un PC Linux ou Windows.
Le «poste de travail de demain» sera donc aussi bien un Mac qu’un PC Linux ou Windows, ou même, dans quelques années, qu’un terminal mobile iOS (iPhone, iPad), Android, Windows ou Blackberry. L’abandon des Mac dans le parc informatique n’a donc rien à avoir avec la nécessité de préparer l’informatique du futur ; il doit se justifier par d’autres motifs que le choix de Windows Seven face à Linux permet de comprendre.
Les logiciels clients
La DSI avance principalement trois arguments en faveur de Windows Seven.
Le premier argument est le suivant : «la faible part de marché détenue actuellement par Linux [est] considérée comme un risque quant à sa pérennité». Cet argument est fallacieux, pour deux raisons.
En premier lieu, la pérennité de Linux ne repose pas sur sa part de marché (certes, très faible pour les postes clients), mais sur sa conception. GNU/Linux est un logiciel libre, c’est-à-dire que contrairement à Windows, il n’est pas contrôlé par une seule personne ou entité. Bien que cela soit improbable, si Microsoft venait à faire faillite, la pérennité de Windows serait anéantie. En revanche, aucune faillite ou mort ne peut remettre en cause Linux, qui repose sur une communauté d’informaticiens en renouvellement perpétuel. Si Linux venait à disparaître, cela voudrait dire que la communauté du logiciel libre n’existe plus, ce qui révélerait un problème social qui excéderait de beaucoup le cadre de l’informatique (cela pourrait vouloir dire, par exemple, que la société est contrôlée, à l’image de celle du 1984 d’Orwell, par une seule entité totalitaire qui impose ses logiciels).
En second lieu, en vertu de ce qui a été précédemment expliqué, c’est la pérennité des technologies utilisées qui compte, et non celle de l’OS. Or, Linux repose sur des technologies libres et pour la plupart standardisées, contrairement à Windows. Linux est donc, de ce point de vue, beaucoup plus pérenne que Windows ou que Mac OS X (qui contient des technologies Apple propriétaires). Par exemple, pour accéder à un ordinateur à distance, Windows utilise par défaut le protocole propriétaire Remote Desktop Control (RDC), tandis que Linux utilise la technologie Virtual Network Computing (VNC) qui repose sur le protocole remote framebuffer (RFB) dont les sources et les spécifications ont été publiées (c’est un logiciel open source). Il existe des clients RDC et VNC pour Windows, Linux, Mac OS X, et bien d’autres systèmes. Pour autant, la pérennité des deux solutions n’est pas la même : un changement dans le serveur RDC, contrôlé par Microsoft, pourrait rompre la compatibilité avec les clients anciens, sans que l’utilisateur puisse y remédier, alors que le caractère open source de VNC améliore la rétrocompatibilité des clients et des serveurs, et assure qu’elle pourra être restaurée si elle est rompue.
Le deuxième argument est le suivant : «l’inconvénient d’amener avec Linux un changement d’usage fort pour la majorité de nos utilisateurs alors que nous les sollicitons et les solliciterons pour bien d’autres changements prévus (exemple : éradication des postes Mac, utilisation de Open Office, changement d’outil GroupWare, la politique d’impression…)». Cet argument là est également fallacieux. Il relève du pur sophisme. En effet, l’utilisateur n’opère que sur le poste client, sans se préoccuper de la compatibilité avec le serveur et de tout ce qui a été expliqué ci-dessus. Pour l’utilisateur, la seule chose qui compte, c’est -schématiquement- de savoir où cliquer pour obtenir tel ou tel effet. Cela implique deux choses : d’abord, que l’ancien logiciel auquel il est habitué et le nouveau logiciel qu’il découvre fassent la même chose ; ensuite, qu’ils le fassent de la même manière. Le premier élément concerne la conception du logiciel, tandis que le second concerne son interface utilisateur (GUI).
S’agissant de la conception du logiciel, dès lors que l’effet désiré est le même, peu importe que la mécanique qui permet de l’obtenir soit différente. Par exemple, OpenOffice tout comme Microsoft Office permet de créer des documents de texte et d’appliquer des styles : gras, italique, centré, justifié, encadré, en rouge sur fond jaune, avec des notes en bas de page, etc. Dans un cas comme dans l’autre, l’utilisateur sélectionne un mot, clique sur le bouton «G» dans la barre d’outils, et le texte se met en gras. Peu importe la manière de faire du logiciel, en interne.
S’agissant de l’interface utilisateur, on peut observer deux choses : d’une part, les environnements de bureau Gnome, KDE, ou XFCE (pour ne citer qu’eux), sous Linux, se rapprochent fortement du bureau de Windows (menu démarrer, barre des tâches, explorateur de fichiers, petite croix en haut à droite pour fermer la fenêtre…) ; d’autre part, l’interface des logiciels Microsoft change beaucoup plus fréquemment que l’interface des logiciels Linux. Par exemple, Microsoft a introduit un «ruban» dans sa suite Office, perturbant les habitudes de nombreux utilisateurs, là où OpenOffice a conservé une interface plus traditionnelle. On peut critiquer OpenOffice pour son inertie (et le critique est parfaitement valable) et louer les innovations de Microsoft (le ruban est une bonne chose, lorsqu’on s’y est habitué) ; il n’en demeure pas moins que l’utilisateur est plus susceptible d’être perturbé par les changements des interfaces des logiciels Microsoft que par ceux des logiciels Linux. L’argument avancé par la ville de Marseille n’est donc pas vraiment convaincant.
En outre, dans le cadre du cloud computing, le logiciel s’installe et s’exécute sur le serveur. Le client ne sert qu’à y accéder. Le changement du logiciel client n’implique donc pas de changement du logiciel serveur : Gmail reste Gmail, qu’on le consulte depuis un PC Windows, Linux ou un Mac. L’interface et l’expérience utilisateur sont largement indépendantes du client. L’argument n’est donc valable qu’en dehors du cadre du cloud computing.
Le troisième argument est celui-ci : «notre stock d’applications métiers n’utilisant pas les technologies Web indispensables à un portage sous Linux et l’analyse nous portant à penser que les éditeurs fourniront en premier lieu leur version compatible pour Seven avant de proposer celle pour Linux». Voilà la véritable raison. Les logiciels utilisés par la ville de Marseille sont des logiciels clients propriétaires et compilés pour Windows. Autrement dit, point de cloud computing, le poste de travail de demain sera celui d’aujourd’hui et d’hier. La ville de Marseille n’adapte donc pas son parc à l’informatique du futur, mais renouvelle simplement ses ordinateurs de manière à ce qu’ils restent compatibles avec l’informatique d’hier. Il n’y a pas de changement, pas d’innovation, pas d’adaptation. Il n’y a qu’un renouvellement de ce qui est ancien.
Que l’on ne s’y trompe pas : l’argument est parfaitement valable, pour justifier l’utilisation de Windows. Cependant, il ne peut pas être avancé dans le cadre d’une adaptation du parc aux évolutions de l’informatique. L’argument, valable en soi, est donc mal utilisé. Pour être parfaitement honnête, il aurait fallu dire : «nous ne comptons pas renouveler nos serveurs, ni investir dans la mise à jour de nos logiciels clients, car cela nécessiterait de profonds changements technologiques (le passage au cloud computing ne vas pas de soi) que nous ne pouvons actuellement assumer ; par conséquent, pour conserver la compatibilité des nouveaux clients avec nos anciens serveurs, nous conserverons Windows sur ces clients».
Conclusion : la décision de la ville de Marseille est compréhensible et justifiable, elle ne doit pas être condamnée. En revanche, les arguments avancés sont, pour la plupart, fallacieux. Eux doivent être condamnés. Il faut combattre les idées reçues (par exemple : installer Linux sur un poste client perturberait les utilisateurs habitués à Windows) et invoquer le motif véritable (non l’adaptation à l’informatique de demain, mais la compatibilité avec l’informatique d’hier).